Mentally I’m here, comme on dit. La chienne allongée sur le flanc n’est pas la mienne, c’est Daisy. Elle a été sauvée de la rue par la propriétaire de la maison. Par endroit son poil est tout pelé, on voit apparaître le cuir épais de la peau. Déposez-vous un instant à ses côtés, c’est une gentille fille.

La maison est bâtie sur plusieurs niveaux, très ouverte, avec un bardage en bois exotique et beaucoup de patios, de fenêtres, de surfaces lisses et tendres. Les tuiles vernies miroitent sous le soleil. Le jardin est éparpillé mais entretenu, les plantes qui s’immiscent partout sont si grasses qu’on dirait du caoutchouc. Je regarde les fleurs fainéantes se réveiller, blancs bonnets de nymphettes. Avec le vent les feuilles mortes balayent la terrasse et ses nénuphars en émail bleu. Il y a de gros pots en grès, de jolies mosaïques et des statues de divinités bouddhistes en terre cuite. Une gigantesque fresque décore le mur qui me fait face, c’est un chat noir et blanc endormi. Je laisse le soleil inonder mon buste, avec ma poitrine plate c’est bien ça va directement raviver le cœur. Même à cinquante mètres d’une grande route et à dix minutes de l’aéroport on n’entend pas un bruit, uniquement le chant de la cascade qui dévale le mur en briquettes, l’opéra des oiseaux et le vrombissement de ces énormes libellules rouge cerise qui survolent l’eau turquoise comme des canadairs en mission sauvetage.

La douche est installée dehors dans une petite cour intérieure. Se doucher nue dans la nuit tropicale est un bonheur indescriptible. La vapeur vous enveloppe, les insectes applaudissent. De ce côté-ci de la terre la lune est épinglée à l’envers sur le ciel sombre. Son quartier s’illumine à l’horizontale, comme un sourire céleste. Ça fait tout bizarre, la première fois qu’on le remarque.

Un soir, une grenouille immobile sur le sol, à quelques mètres de la bonde d’évacuation. Ses yeux sont noirs et luisants comme des billes. Le lendemain, même heure, même grenouille. Je décide d’en faire mon amie.

Au centre du village les petites maisons de plain-pied sont toutes ouvertes sur la rue. Ni porte, ni mur pour séparer le salon du trottoir. Juste une marche, pour parer les pluies torrentielles. Le scooter est garé directement à l’intérieur. Il y a très peu de meubles, un matelas à même le sol avec quelques coussins, un téléviseur et deux ventilateurs qui tournent au ralenti. Quelques affiches ondulent sur les murs, dérangées à intervalles réguliers par le souffle d’air tiède. Le chant du chardonneret dans la cage pendue au plafond se mêle aux génériques des séries télé. Les chats au regard d’ambre sont faits prisonniers, étendus lascivement sur le carrelage au bout d’une laisse en cuir.

Sans qu’on n’ait rien demandé on nous amène avec un grand sourire un petit panier en osier. On nous explique dans un broken english que c’est un dessert typique du pays, des Kao Tom Mad. Du riz gluant au lait de coco avec une tranche de banane très sucrée, entouré d’une feuille de bananier. La femme ajoute que c’est like a snikers, but more healthy. Je ne souhaite plus manger que ça.

Les artères principales s’animent le soir. Plus on s’enfonce dans les ruelles et dans la nuit, plus il y a de scooters, de karaokés, de boutiques souvenirs, de baffles qui diffusent à plein volume les commentaires des matchs de muay thai, de chambres à l’heure et d’arrière-salles avec billards clandestins. Les masseuses massées devant les salons s’emmerdent ouvertement. Certaines se liment les ongles, d’autres font clignoter leurs yeux de faon dès qu’un touriste passe. Elles sont toutes très belles, elles m’impressionnent.

On marche sans but, un peu sonnés par la clameur sourde, les néons, les odeurs, la foule compacte et le sans-gêne des gens. Même les cuisinières des échoppes de rue n’en ont plus rien à foutre, ça se voit que la station balnéaire les a avalées puis recrachées. Des bébés somnolent sur leurs hanches pendant que de leurs mains libres elles retournent les brochettes, des patchs anticernes encore collés sur les pommettes, virgules de gel aux couleurs pastel qui leur font de grosses larmes de manga.

Et puis, au milieu de tout ce bordel, ces petits temples individuels qui surgissent comme des bijoux précieux au détour d’une rue, devant une station-service ou une grande surface, sur le parking intérieur d’un immeuble. Apparemment ils servent d’abris au génie protecteur du lieu, chargé d’éloigner les esprits malveillants. On s’amuse à les traquer, il n’y en a pas un pareil que l’autre. Leurs couleurs éclatent sous les guirlandes de fleurs safran, les bouteilles de soda ouvertes en guise d’offrande parviennent à nous faire croire à la rédemption du consumérisme ambiant. L’apocalypse environnante démultiplie leur caractère sacré ; j’aimerais bien en ramener un à la maison pour nous protéger, défaire les maléfices de mes mauvaises pensées.

Ils n’avaient ni Bloody Mary, ni Whiskey Sour au bar dans lequel on a atterri. Les Maï Tai m’écœurent alors j’ai pointé un Midori Sour sans savoir ce que c’était. On m’a apporté un cocktail vert pomme à la mousse aérienne. Cerise confite au physique plastique. Divin. En voulant me renseigner sur l’alcool qu’il renferme, Wikipédia m’apprend que c’est le cocktail favori de Kim Kardashian. Je me sens bête, je ne sais pas si j’en recommanderai.

Sur Airbnb on découvre que la propriétaire de la maison sur la photo a été designer d’intérieur. L’équilibre du décor fait sens. C’est une asiatique d’une soixantaine d’années aux cheveux courts et argentés. Elle aime bien s’arrêter quelques minutes en haut de l’escalier pour discuter avec nous, toujours droite sous ses vêtements amples et bien coupés. Je la trouve si chic avec ses petites lunettes rondes d’acheteuse d’art. Elle semble vivre seule ici, avec son homme à tout faire qui s’occupe de l’entretien du jardin et de l’accueil des locataires. Hier on a rencontré l’artiste qui a peint le chat géant. Je l’ai observé y apporter quelques retouches depuis ma chaise longue, parfaire une ombre, redresser une moustache. La propriétaire riait avec lui, ils avaient l’air d’être bons amis. D’ailleurs c’est le sien, ce chaton noir et blanc. Je l’ai vu sortir en trombe de la maison quand elle lui a ouvert la porte ce matin, avec son collier à clochette qui carillonnait. Ça rend cette fresque d’autant plus mignonne, la propriétaire encore plus adorable. J’envie sa vie simple, cette retraite paisible du monde et de l’agitation des plages de Phuket dans cette maison merveilleuse cachée dans les terres.

On n’a rien fait de cet après-midi-là si ce n’est imaginer la racheter, ce qu’on changerait puis ce qu’on garderait, qui on y inviterait ; on a planté ma mère et ma grand-mère dans le décor, à fumer autour de la piscine en ressassant les mêmes histoires ; la chienne couchée à l’ombre sous le patio et le chat que les armées de lézards rendraient fou. Le bureau que je m’y aménagerais au deuxième étage devant la grande baie vitrée, les journées ensoleillées qui s’écouleraient paisiblement et nos peaux dorées comme des sablés bretons. Je converserais avec ma grenouille domestique et marcherais toujours pieds nus sur le sol chaud, des grains de riz rond collés à la pointe de mes cheveux. De temps en temps j’apercevrais dans le ciel ces avions irréels remplis d’étrangers et dans lesquels on ne devrait plus jamais remonter.

C’est sans doute pour ça que je l’aime tant, cette photo. Elle me permet d’encapsuler ce rêve, de le conserver hors cadre mais pas hors de portée. Si je ferme les yeux je peux encore m’y abandonner, un transfert précieux tant la pluie d’ici semble vouloir à jamais nous noyer.

Rythme saccadé de mes jambes déliées, les talons qui frappent les dalles inégales et les semelles qui garantissent l’amorti souple, comme prévu. Dans mes oreilles surgit la voix du coach Nike, calibrée pour n’être ni trop enthousiaste, ni trop neutre. Dix minutes écoulées. Je file dans la nuit qui a du mal à se dissiper, essayant d’entraîner le soleil derrière moi. Ma course ne semble pas déranger les corneilles, tout occupées à éventrer les sacs poubelle déposés la veille devant les panneaux JC Decaux. Me suis toujours demandé qui était ce type. À quel point il était riche.
Jean-Claude.

Les publicités de la semaine dernière ont été remplacées par des nouvelles. Flacons de parfum translucides flottant devant des visages lourdement maquillés, tonalités violettes, pourpres, noires, dorées. Ambiance de fêtes, yeux de chat, désir et tentation de séduire. Ces pubs, je les collectionnais. J’avais deux, trois classeurs remplis de chemises plastiques dans lesquelles j’insérais méthodiquement les A4 arrachés des magazines. La classe à l’emporte-pièce, bien classée. Lolita Lempika, Dior J’adore, Chanel N° 5, Flower by Kenzo, Anaïs Anaïs de Cacharel, Insolence de Guerlain. En bon petit soldat du consumérisme, j’y voyais de l’art et du rêve, pas de l’écume de frustration sublimée. Peaux ambrées, proportions irréelles, contrastes exagérés. Flacon cristal, femme fatale. Quand on m’a offert mon premier vrai parfum pour mes 18 ans (les Eaux Jeunes, ça ne comptait pas), je me pensais préparée. À peine vaporisé, j’ai dû retenir un haut-le-cœur. Je l’ai replacé dans son coffret en lissant le papier cadeau du bout des ongles. « Ça sent trop la femme ». J’étais encore une gamine à la sensualité mal apprivoisée. Les cinq années suivantes, je n’ai porté que des parfums d’hommes. J’imagine que c’était, en plus du plaisir de faire bégayer les vendeuses, une façon détournée d’en avoir toujours un avec moi.

Le petit bonhomme passe au rouge et me stoppe devant une autre image en surbrillance. Pause de la séance. Un archétype déjà croisé mille fois dans les abribus, au cinéma, sur les tables basses de salles d’attente. Homme rasé de près, mâchoire carrée regard doux, main lourde et soignée qui vient cacher la commissure des lèvres. Air mystérieux, un brin goguenard. En évidence au poignet, un ovale argenté. Dans mes écouteurs, Jul me rappelle qu’il est en G-shock et pas en Rolex. J’aime bien, quand ma playlist a l’algorithme attentif, rapport à ce qui se passe sous mes yeux. Une sorte de clin d’oreille qui laisse à penser la technologie habitée par une force supérieure. C’est rassurant. Reprise de la séance. Un peu plus loin, autre marque, autre visage, même image savamment construite avec phallus métallisés qui trottent dans le cadran d’une masculinité recherchée. Coin de rue suivant, pareil. Putain, la ville est colonisée. Égarée dans les vapes givrées qui me sortent des lèvres, je me demande combien ils seront à recevoir une montre pour Noël. À en rêver. J’utilise le masculin parce que jusqu’à preuve du contraire, les publicités pour les montres portent toujours des couilles. C’est à se demander pourquoi leurs pendants féminins sont à ce point invisibilisés. Sur nous, c’est accessoire, c’est bijou. Sur eux, c’est pouvoir, c’est réussite ; c’est on me doit tout.

Moi-même, comme beaucoup de filles, je n’en porte pas. Depuis que j’ai conscience du temps, de son élasticité illusoire, depuis que je suis écrasée sous le présent, rattrapée par le passé et effrayée de l’avenir, les montres me font fuir. Avant, avant je n’avais pas peur. Pire : j’adorais ça. Pendant les longs après-midis d’ennui, je décrochais le téléphone fixe et composais à intervalle régulier le numéro de l’horloge parlante. Ironie de l’enfance, la voix monocorde m’aidait à enjamber les heures. J’attachais chaque matin ma Flik Flak et rigolais devant le parcours grotesque de ces deux petits personnages qui m’indiquaient l’avancée de ma journée. Quand j’ai finalement goûté à l’ampleur de la nostalgie, j’ai libéré mes poignets de l’emprise de la temporalité. Sentir mon pouls cogner en désaccord contre le métal froid, c’était laisser place à la paranoïa. Puis la mode des Ice Watch criardes, franchement, très peu pour moi.  

J’ai sans doute dû, un jour, participer à une collecte pour offrir une montre à l’un ou l’autre membre — masculin — de ma famille. « Une belle montre ». À savoir chère, chromée, fond bleu nuit où se chevauchent de multiples cadrans pour toujours plus de données à maîtriser. Un bijou d’esthétique racée qui ressemble à un tableau de bord miniature. Tendez l’oreille et vous entendez déjà le moteur rugir. C’est le son d’un bolide grisé par la vitesse qui aime à faire savoir qu’il n’a pas une seconde à perdre. Si ici on emprisonne le temps c’est pour s’en moquer ouvertement. L’asservir, le faire plier ; prouver aux autres qu’on l’a bien dompté. Le temps, c’est fatalement de l’argent, là où amasser les deux est signe de réussite ultime. Jouissance immédiate, insouciance en illimité. Jamais de temps morts ni de rythmique faussée. Pour eux, le temps ne se compte pas. Il se possède.

Le temps féminin n’a pas le même poids, nos heures ont moins de valeur. Toujours disponibles, à la merci de la libération du leur. Vous remarquerez qu’il n’y a que les femmes à essayer de se ménager du « temps pour soi ». La femme attend parce que l’homme prend. Notre temps est une matière linéaire, gluante et omniprésente, uniquement rendue tangible par des constructions mentales et le corps qui chaque mois subit son cycle. Horlogerie biologique impossible à mettre en pause, mécanique ahurissante dans laquelle on veut toutes nous faire tourner. Être à l’heure de la société, ne pas manquer le fuseau horaire d’une maternité programmée. Si notre temps est en open-bar, il faut paradoxalement que ses conséquences (« ses ravages ») restent les moins visibles possible. S’enfermer matin et soir devant des pots de crème, à jamais coincée dans la promesse d’une fraicheur retrouvée. Machine à remonter le temps mensongère qui se consumera à peine appliquée, ne laissant sur la peau qu’une date de péremption, compte à rebours de ce fameux capital beauté. Ne subsistera que la dégringolade amorcée du visage, la marée des années qui se retire et fait de la femme plus âgée une plage où plus personne ne désire poser pied. Elle a fait son temps. Elle qui sera vite remplacée par une autre, au corps, évidemment, sablier.

Je tentais il y a peu d’expliquer mes projets en perpétuel chantier à quelqu’un, un brin défaitiste. La personne m’a coupé net pour si bien résumer ce que j’étais en train de baragouiner. « Le luxe, c’est le temps ? ». Bingo. Le luxe, c’est le temps. L’inconscience du temps, le détachement au temps, l’affranchissement. N’être pas maintenue au sol par des échéances, des plannings. Reprendre le contrôle de son propre souffle, mettre de côté le multitasking lié à la gestion chronométrée du quotidien. Ne pas s’effrayer d’une nouvelle ride, de la jeunesse qui s’éloigne. Vivre vite et mourir jeune, c’était bon quand on avait 15 ans. Contrôler son temps, l’apprivoiser pour en disposer à sa guise, ne plus laisser les autres nous le voler pour ne jamais nous le rendre. Mais peut-on réellement égarer quelque chose qui n’existe pas ?

Je me lève très tôt tous les jours, quelque part entre 5h30 et 6h10. Un réveil naturel que mon horloge interne n’arrive pas à décaler, jet-laggée pour l’éternité. Pourtant, malgré ces matinées à rallonges, j’ai l’impression de n’avoir jamais le temps de rien. De m’en excuser à longueur de journée. Les heures filent à toute bringue, bien remplies, les pages se tournent les unes après les autres pour s’archiver sans bruit. J’essaie de gagner quelques minutes par-ci par-là, je revois ma mère toujours pressée, la grosse pendule qui se balançait dans l’entrée. J’aimerais retrouver mon temps, sa cadence, sa pleine conscience. Le tempérer.
Tempus fugit, comme disait mon prof de latin.
Tempus fugit, pour moi à jamais luxe et ennemi.

On nous a invités à nous asseoir sur ces deux chaises inconfortables, face au bureau encombré. Je savais d’avance que le claquement feutré de la porte du cabinet contenait toute la conversation qui allait s’y dérouler. Les mains l’une contre l’autre entre mes cuisses, prière inutile, la tête alourdie par les relents médicamenteux et le mélange de poils et de poussière qui dansait lentement sous les climatiseurs. Je ne lâchais pas les yeux très bleus au-dessus de la blouse un peu moins bleue. Ils se sont baissés quelques secondes avant de raccrocher aux miens. Cancer et puis voilà. Les deux syllabes ont flotté, rebondi en essayant de se loger au fond de mon crâne. J’ai avalé ma salive, renvoyé les sons vers les néons. Ping-pong d’acceptation, smash d’impuissance. Quelques semaines, maximum deux ans. On ne peut pas vraiment dire. L’impression d’être dans un mauvais film, de dire n’importe quoi pour combler le vide qu’a laissé mon cœur en s’effondrant dans ma poitrine. D’accord, merci pour tout, à bientôt. Actrice médiocre, voix trop aigüe, insensibilité surjouée.

Jusqu’à l’adolescence, j’ai tanné mes parents pour avoir un chat. Je pouvais pleurer des nuits entières. J’amassais posters, magazines, peluches, statuettes félines en verre, en bois, en plastique. « Une collection de totoches à épousseter », comme disait ma mère, qui colonisait ma chambre et mes fantasmes. Chez les autres, je câlinais, j’enserrais, je voulais voler ces êtres si doux, si réconfortants ; des machines à tendresse. À la maison, maman me consolait avec des « quand tu habiteras seule », papa restait bloqué dans son intransigeance. J’ai grandi face à un « non » immuable et, en guise de compensation, un Tamagotchi qui miaulait la nuit pour que je ramasse ses petites crottes pixelisées.

Si vous me connaissez au-delà des likes, vous connaissez sans doute Plume. Mon daemon, ma boule d’amour. Ça fait treize ans qu’elle se trimballe ce nom plutôt nul que je pensais original (mais c’est un peu comme une adresse e-mail ou un pseudo Instagram, on s’en rend compte quelques années après et c’est trop tard ; c’est déjà nous et ça a toujours été elle). Treize ans que je l’ai aperçue au fond de sa cage dans le nouvel appartement de ma mère, alors petite chose fébrile et duveteuse. Treize ans qu’elle s’est depuis installée dans mon cou, les griffes doucement plantées dans l’épaule, le corps chaud qui vibre sur mon sein gauche, le museau humide qui renifle l’oreille.

Elle est arrivée à un moment charnière pour tout rassembler. Elle a été le pansement sur la récente séparation de mes parents, sur l’effondrement de ma première histoire d’amour et de mensonges, sur le mauvais choix d’études supérieures, sur les amitiés déçues ; un petit moteur antidépresseur, mon pont moelleux vers l’âge adulte que je regardais s’étirer dans les rayons du soleil, le dos rond et la queue gracieuse, ou galopant parfois de manière totalement incontrôlée à travers l’appartement comme si son double maléfique avait pris les commandes. Sous son ventre tacheté elle a cristallisé toutes mes peurs et angoisses, ce ventre souple et incroyablement chaud dans lequel j’adore encore venir me réfugier, m’apaiser. Ce ventre qui a toujours la même odeur, mélange entre le parfum doucereux du tabac et celui, plus crayeux, de la poussière blanche de sa litière. Mon point de repère.

Petit à petit, elle a creusé sa place. Elle fait maintenant partie des meubles, prenant part à tous mes déménagements, toutes mes histoires. Ses grands yeux ont enregistré mes vies et mes choix, désapprouvé parfois d’un clignement dédaigneux du haut de ses quatre pattes qu’elle aime rassembler en petit paquet très serré une fois assise sur le parquet. Elle m’a vu essayer de devenir une grande personne, une vraie adulte ; vomir à côté du lit et pleurer à même le sol devant un frigo ouvert ; elle a accepté des étrangers, fait la mignonne avec tout le monde, offert son affection à ceux qui ne le méritaient peut-être pas tant que ça. Elle a été de toutes mes erreurs, de tous mes passages à vide, ma seule interlocutrice quand je décidais de végéter pendant des jours, allongée dans le noir. Sans rien faire, juste en étant là, avec ses mimiques et ses roucoulades charmeuses, ses pitreries d’éternel chaton, elle a continué à me faire rire et à m’enchanter.

Chienne déguisée en chatte, chiot qui ne veut pas rester seul dans une pièce où je ne serais pas. Toujours vautrée sur moi, passage forcé de museau entre mon livre et ma poitrine, hé, oh, ne m’oublie pas, pot de colle en puissance, véritable petite personne qui boude et cauchemarde en sursauts saccadés. Sa présence constante est une telle habitude que quand je suis ailleurs, dans un autre décor, il m’arrive d’entamer un dialogue avec un pull posé sur une chaise, la pensant lovée là. Chaque soir elle vient dormir avec moi, râle et me tourne autour si la soirée s’éternise. Perchée au-dessus de ma tête, elle s’enroule sur mes cheveux, accapare mon oreiller. Dans tous les cas, elle doit me toucher. Je la laisse faire, je n’ai jamais lutté, encore moins tenté de lui interdire des choses, de l’éduquer. C’est ma reine. Chaque matin j’ouvre les yeux et je la vois essayer de me tirer du lit à force de coups de pattes et d’expédition à l’aveugle sous la couette. Je râle pour la forme et on sort à deux de la chambre, mal réveillées. Le café passe et elle s’installe sur la table de la cuisine, me regarde manger, écrire. Puis elle s’allonge sur mon bureau, me cache l’écran, se masse sur le clavier. Je la pousse, elle revient. Je l’engueule, elle minaude, je rigole. Son amour est entier, exigeant et exclusif ; une dépendance folle que j’ai créée de toutes pièces, caresse après caresse.

Deux semaines plus tard, je n’ai toujours pas accusé le coup. Je m’ensevelis sous le déni, un peu fâchée de sa faiblesse, je lui dis allez, allez. Coupable de tant de sentimentalité, je pense Marine, ça reste un chat, c’était écrit, pas besoin d’en faire tout un plat. Mais dès que je passe ma main le long de son dos, sentir le moindre de ses os glace directement les miens. Étrange sensation de soulever du vide quand je la porte pour la déplacer. Elle est devenue aussi fragile et friable qu’une fleur séchée. Si petite, à nouveau.

Ça dépend des jours, mais le traitement ne semble malheureusement pas donner le miracle escompté. Elle ne bouge presque plus, mange à peine, refuse de boire. Ses yeux constamment ouverts, orientés vers les fenêtres et l’extérieur, me laissent à penser que quelque part, elle est déjà un peu partie. Mis à part un bref sanglot ridicule sur les toilettes quand je me suis rendu compte qu’elle ne s’impatientait pas comme d’habitude derrière la porte, je ne me suis pas encore autorisée à pleurer. C’est une lutte de tous les instants, mais je me dis que j’aurai bien assez le temps d’être triste après. Pour le moment, ça ne doit être que de l’espoir et de l’amour, encore tellement d’amour. Peut-être qu’en me refusant tout ça, mon père voulait juste me préserver de ce moment de l’histoire où, dans tous les cas, ça finit mal. À moi de l’accompagner aussi fidèlement qu’elle m’a offert, pendant tout ce temps, sa compagnie. Mon amie.

J’ai ouvert les paupières en salle de réveil et j’étais un cyborg. L’übermensch du chirurgien, une version bionique de moi-même. La mise à jour avait réussi, tout était net. Vivant.

Ça faisait des années que ma myopie me préservait. Je tenais à son confort, son effet cocon.
Mes premières lunettes étaient bleu marine, métalliques ; je m’en souviens comme si c’était hier, du vendeur dans ce centre commercial, des néons et des acétates translucides qui scintillaient dans la boutique à la blancheur clinique. J’avais onze ans et les premiers jours, la tête me tournait un peu. C’était grisant, tant de précision. Je ne les mettais que pour déchiffrer le tableau, voir l’institutrice. Quand la sonnerie retentissait, je les rangeais sagement dans la poche avant de mon sac Eastpak, fière du clap sourd et aimanté de leur étui en faux cuir. La journée était terminée, il était l’heure de retourner dans ma brume.

Ma vue s’est progressivement détériorée, comme un plongeon dans l’effacement. Je persistais pourtant à n’enfiler mes lunettes qu’en cours ou à la maison. J’avais remarqué que les ôter dans les situations angoissantes était une arme secrète. Celle des timides, des mal à l’aise. Dès qu’il me fallait parler devant plus de trois personnes ou débarquer dans un endroit rempli de gens, je choisissais de ne pas les distinguer clairement. Verrouiller ma rétine de l’intérieur était plus acceptable que de m’enfuir en courant. J’évoluais avec soulagement au milieu de masques beiges, brouillés et neutres. Une stratégie d’évitement imperceptible, savamment mise au point pour anéantir la trop lourde conscience du regard des autres, et celle, plus pesante encore, de mon propre regard, déjà tellement intransigeant, sur mon corps d’ado. Mes verres ne m’ont donc jamais suivi ni dans la rue, ni dans la salle de bain ; l’unique expérience ayant été d’une brutalité imprévue, traumatisante. J’avais vu le monde, ah ça oui. Sale, gris, net et précis. Je m’étais observée en détail dans le miroir avant de grimper dans la douche. Imparfaite, grise, nette et précise. J’avais noyé mes larmes, effrayée, décidant pour toujours de tout enrober de flou.

Autour de moi on ne comprenait pas cette négligence envers la vie, la vue, et ça montait directement au créneau. Les défenseurs de la bonne vision me criaient d’arrêter de plisser les yeux, de porter mes lunettes enfin, bon sang, pense à tes rides ! Vers vingt ans, après une énième visite chez un ophtalmologue convaincant et des considérations esthétiques, je suis passée aux lentilles souples. Il fallait bien vivre avec son époque. Là encore, je ne les mettais qu’en cas d’extrême nécessité. En club, à l’unif, devant l’ordinateur. Le reste du temps, je préférais voir à moitié. Imaginer plutôt que définir, évoluer dans un halo onirique rassurant qui m’offrait du monde une vision approximative, harmonieuse.

Après trop de recherche à la lampe torche accroupie au pied de l’évier, de réveils les yeux rouges ou de lentilles noyées dans des verres d’eau sale, je n’ai plus supporté. Je suis revenue aux lunettes à temps partiel, dans la solitude, le travail ou l’intimité. Ça m’allait bien, de ne pas tout voir, tout le temps. Mais allez expliquer ça à la population non myope.

C’est une expérience très personnelle, la vue. Impossible à rendre en mots, même avec toute la pédagogie du monde. Les autres n’arrivent tout simplement pas à imaginer ce que ça fait de ne pas « bien » voir. Ils pensent d’ailleurs souvent qu’on n’y voit absolument rien, même ce qui se trouve sous nos yeux (« et moi, tu me vois, là ? Ah ouais ? »). Pour eux, c’est comme si passé une certaine distance, on nous coupait la lumière ; aucune nuance, aucune échelle de dioptrie. Dans leur monde, l’entre-deux et l’à-peu-près n’existent pas. Pourtant, c’est là qu’il fallait venir me chercher.

Finalement, peu de gens étaient au courant de ce handicap. Il n’y avait qu’entre mes murs que je portais cette grosse monture. Dehors, je faisais illusion. Je parcourais les rues, les sourcils froncés, regardant allègrement autour de moi sans rien voir au-delà de deux mètres. Un regard errant, sans cible. C’était ma vision du monde. Inexacte, faussée. Idéale. Il me fallait bien sûr composer avec les désavantages. Impossible de me diriger dans un aéroport, une gare, un métro étranger : les panneaux indicateurs restaient des taches luminescentes sans signification. Je planifiais consciencieusement mes voyages sur Google Maps et partais toujours en avance. Je n’étais jamais capable de retrouver quelqu’un dans une foule, un bar, un bus. Je ne reconnaissais aucun visage en rue. Je passais outre les gens, les choses, les situations gênantes. Ma myopie me rendait odieuse. Au restaurant, je me retenais d’aller aux toilettes. Je n’osais pas déambuler à l’aveuglette entre les tables, au risque de débarquer en cuisine parce que je n’avais pas su déchiffrer le panneau qui indiquait les WC à l’étage.

Malgré tout, ces inconvénients ne parvenaient pas à entraver la douceur d’un monde perfusé à la myopie. Sans mes lunettes, tous les visages étaient beaux, gommés de leurs aspérités, comme des Monet délicats sur le mur d’un musée. Sans mes lunettes, je ne percevais de mon reflet qu’une ombre floue, une flaque humaine et mouvante qui ne faisait pas trop de vagues. Mes défauts s’évaporaient, je n’avais aucune conscience de mon corps, je ne voyais rien et ne me voyais pas être vue. Invisible, enfin.

Du coup, cette opération au laser m’avait toujours semblé une aberration. Je ne sais pas trop pourquoi j’ai changé d’avis. Peut-être l’envie de me reconnecter au monde, aux autres. Partager et rendre les regards, essayer de me voir sans filtre et avec bienveillance, arrêter de jouer à la petite aveugle qui se cache derrière sa myopie. Un besoin urgent de sortir de ma zone de confort, de me mettre en difficulté, de faire visuellement corps avec moi-même, sans plus tricher.

Quand j’ai pris rendez-vous, j’ai été prise de panique. Peur de regretter ma vision altérée, la possibilité rassurante de choisir ce que je voulais ou ne voulais pas voir. Peur de découvrir avec horreur les marques de ma peau, mon âge et celui des autres, les imperfections de mon corps. J’étais à deux doigts d’annuler. J’allais vous voir, j’allais me voir, en entier et en vérité. Tous les jours, toutes les minutes, toutes les secondes. Plus de porte de sortie, de passage secret, d’angles arrondis.

J’y suis allée le cœur un peu lourd, consciente de l’irréversibilité du truc. En attendant mon tour assise dans le couloir qui jouxtait la salle d’opération, je regardais par la fenêtre, les arbres tendres du jardin. Je me suis dit que dans quelques heures, je pourrai y distinguer les oiseaux entre les branches. Partir en voyage dans une ville inconnue complètement seule, déchiffrer les titres des livres dans les rayons, observer les gens dans leur voiture, faire du eye-contact avec les chats lovés sur les appuis de fenêtre, gagner en indépendance, tout ça. Ça m’a gonflé de courage.

Ça a duré 15 minutes. Les yeux anesthésiés mais actifs, deux globes durcis, scaphandres insensibles qui voient leur surface se faire rincer, racler, découper. Comme au car-wash. Étrange. L’après-midi, ça a été quatre heures de larmes sous les coques en plastique. Des pleurs mécaniques dénués d’émotions, juste les nouveaux yeux qui se réveillaient, piquaient, grattaient. Après le test postopératoire, le chirurgien m’a dit que c’était du très beau travail, comme s’il m’avait refait les seins. Vous avez 12/10, maintenant. Un véritable pilote de chasse — à défaut d’être un avion, j’ai pensé.

Et depuis c’est le bonheur, la renaissance. J’ai l’impression d’être hyper alerte, éveillée. D’être passée d’un rez-de-chaussée aux vitres dégueulasses à un penthouse au dixième étage, avec des baies vitrées impeccables. La clarté, l’acuité. Waw. La plus insipide des activités du quotidien devient une aventure ; me promener dans la rue, aller au supermarché, prendre le métro. Tout est plus contrasté, défini. Chaque petit détail me saute à la gueule, les visages s’ouvrent et je rentre dedans sans aucune peur, juste une curiosité dévorante. Je « bouffe des yeux », littéralement. Si ne rien voir me donnait l’impression apaisante de passer inaperçue, me savoir regardée devient un plaisir coupable.

Évidemment, je me détourne encore du miroir quand je me déshabille, je sais que ça prendra du temps. Mais c’est un pas, un énorme pas, dans la lutte quotidienne vers l’amour et la redécouverte de soi. Enfin, je peux dire que je porte mes yeux comme d’autres portent leurs couilles.

Vici, veni, et putain oui, vidi.

Je n’arrivais jamais à dormir la veille de la Saint-Valentin. Trop excitée, puis trop occupée à objectiver cette excitation que je savais déjà inutile. Allongée sur mon lit, je préparais mentalement mon look de pop-star tout en déroulant des scénarios inconcevables derrière mes paupières. C’était quelque chose, le 14 février, quand on avait treize, quatorze, quinze ans. Tout le monde se lançait des regards en coin, les hormones crépitaient sous les peaux encore lisses, les petits papiers pliés en huit voyageaient sous les bureaux. Dans les couloirs de l’école, les voix des garçons escaladaient très haut dans les aigus pour aller s’écrouler dans des graves un peu étranges. Des grappes de filles gloussaient derrière leur gloss comestible aux fruits rouges, celui qui était supposé donner envie d’embrasser et que j’appliquais toutes les dix minutes comme une hypoglycémique en pleine crise. Les plus audacieuses s’étaient même risquées à s’asperger discrètement du parfum de maman. Un pschitt derrière l’oreille, un autre au creux du poignet. Le magazine Girls ! disait que ça les rendrait fous. C’était la journée à ne pas manquer, celle qui pouvait changer le cours de ces vies qu’on trouvait si vides, nous les assoiffés de love.

Dans notre école comme dans d’autres, c’était le jour des roses. Pour la modique somme de 2 €, on avait la possibilité de faire parvenir une rose enrobée de papier cristal transparent à l’être chéri en public ou adoré en secret. On y agrafait un petit papier photocopié à compléter lors de l’achat.

DE LA PART DE : …
POUR : …
MESSAGE : …


Le plus chouette dans toute cette histoire, c’était bien entendu de garder l’anonymat, voire d’envoyer des fakes à celles et ceux qu’on pensait dignes de notre cruauté adolescente. Il y avait des roses rouges, celles de l’amour, puis des blanches, preuve d’amitié. Les bénéfices des ventes allaient directement dans la caisse des dernières années pour financer leur voyage de fin d’études. Tous les ans, c’était le même cinéma. Par-dessus les vitres de la salle de classe, on les voyait arriver de loin. Les grands et leur seau de roses en plastique vert. Avant même qu’ils ne toquent à la porte, ça se tortillait sur les chaises en bois, ça étouffait des cris d’excitation, ça sortait son miroir de poche pour rectifier la couche de gloss. Le prof savait d’avance qu’il n’y avait plus rien à faire ; l’attention était perdue. Moi, j’avais l’estomac noué. Pris en étau entre l’espoir, la déception anticipée et la gêne de devoir traverser la pièce si mon nom était cité — la distribution se faisait devant toute la classe dans un silence religieux, une rose à la fois. Un vrai processus de positionnement sur l’échelle sociale, et, le cas échéant, sur le marché de la bonne meuf. J’écoutais, tendue, les grands égrainer la liste de celles et ceux qui allaient devoir se lever pour récupérer leurs fleurs. Chanson qu’on connaissait déjà tous par cœur. Une avalanche de prénoms en « a ». Deborah Laetitia Jessica Ornella Vanessa Laura Mélissa. Des filles populaires qui ressemblaient déjà à des petites femmes, créoles gigantesques, pantalons taille basse, piercing au nombril, sac baguette et bottes pointues à talons bobines. Le fameux look Y2K que les gamines s’arrachent à nouveau sur depop. Leurs cheveux lissés, leur acné camouflée et leurs poitrines push-uppées me fascinaient tout autant que les troupes de garçons qui essaimaient constamment dans leur sillage. Après une dizaine d’aller-retour entre les sacs eastpak avachis au pied des bancs, certaines faisaient semblant d’être gênées, tandis que d’autres montaient et descendaient l’estrade avec la même détermination que des championnes olympiques. Déesses de la cour de récré, consacrées lauréates de l’amour à sens unique. À la fin de la journée, elles arboraient un bouquet complet, le visage rayonnant dépassant de cet amas d’épines et de boutons rouges, fières cette année encore d’avoir assis leur statut de reines des cœurs. Je les observais de loin à la sortie des cours, envieuse. Je me demande encore souvent ce que sont devenues toutes ces filles, où elles en sont dans leurs vies. Si elles se souviennent avec nostalgie de ces moments de gloire sous le préau. À quel point ces séances de validation publique ont changé leur vision d’elle-même, à quel point ça les a rassurées sur leur valeur, d’être couvertes de fleurs. Si ça a aidé, au fond.

De mon côté je n’ai jamais eu d’admirateur secret, si je me souviens bien. Ce n’est pas faute d’en avoir rêvé. De l’amoureux transi, du prétendant mystère. Je passais des après-midis entiers devant MCM à décrypter les bandeaux qui défilaient sous les clips, ceux avec des dédicaces anonymes envoyées depuis un Nokia 3310 pour 1 € et des poussières*. J’épluchais tous les jours la rubrique Kiss & Ride dans le journal Metro. Je vérifiais la boîte aux lettres dès que je passais la porte d’entrée. Mais aucune ligne pour faire sursauter mon cœur, aucun code secret pour déverrouiller l’ardeur.

Oh, je ne repartais pourtant jamais les mains vides, ces 14 février. Je recevais des roses blanches de mes copines, qu’on s’envoyait mutuellement afin d’éviter les regards dégoulinants de pitié qu’on lançait aux rejetés, aux mal-aimés. Une fois arrivée à la maison, je les disposais dans un vase et je déposais une cartouche d’encre percée au fond de l’eau. C’est mon père qui m’avait appris. Le lendemain matin, elles étaient devenues bleues, violettes. Jamais rouges, bien sûr. Quelques jours plus tard, je pouvais les envoyer à la poubelle.

Je me souviens qu’une année, pris de culpabilité ou dévorés d’une envie saugrenue de justice amoureuse, les grands avaient décidé d’instaurer la « rose de la solidarité » (sic). Un système pompé sur les collectes des banques alimentaires à sortie des supermarchés. En achetant votre rose, vous pouviez donner un peu plus que la somme convenue. Avec ça, ils offraient une rose à celles et ceux qui n’en auraient pas reçu en temps normal. Comme ça, tout le monde était mis sur un pied d’égalité, aucun laissé pour compte, qu’ils disaient. Imaginez, à treize, quatorze, quinze ans, être appelé devant le tableau noir, recevoir une rose que vous espériez peut-être encore déclaration enflammée, vous rasseoir à votre place et découvrir avec horreur que la petite carte agrafée était signée au nom de l’ensemble de l’école. Un truc hyper impersonnel, faussement encourageant, genre allez, un jour ça t’arrivera à toi aussi. Un jour on t’aimera, tu verras. Mais pas cette fois. Quelle était l’ampleur de l’humiliation et de la haine de soi  ? Merde, c’était vraiment pas obligé. Je ne pense d’ailleurs pas qu’ils ont réitéré le principe l’année suivante.

Je ne sais plus si c’était par soucis logistique, calcul financier ou pure gourmandise, mais quand ça a finalement été notre tour d’organiser la Saint-Valentin, on avait remplacé les roses par des petits paquets de bonbons en forme de cœur. Fini les fleurs. J’imagine qu’on avait tous été traumatisés, d’une manière ou d’une autre. Aujourd’hui, je ne traine plus à la sortie des écoles. J’ignore si ça se fait encore, ce système de médailles à pétales. Je sais juste que si je n’aime pas trop les roses, c’est parce qu’elles font remonter, au fond, un peu de toutes ces choses.

*1 € TTC par message + prix du SMS selon les tarifs en vigueur de l’opérateur de téléphonie mobile.