Mentally I’m here, comme on dit. La chienne allongée sur le flanc n’est pas la mienne, c’est Daisy. Elle a été sauvée de la rue par la propriétaire de la maison. Par endroit son poil est tout pelé, on voit apparaître le cuir épais de la peau. Déposez-vous un instant à ses côtés, c’est une gentille fille.
La maison est bâtie sur plusieurs niveaux, très ouverte, avec un bardage en bois exotique et beaucoup de patios, de fenêtres, de surfaces lisses et tendres. Les tuiles vernies miroitent sous le soleil. Le jardin est éparpillé mais entretenu, les plantes qui s’immiscent partout sont si grasses qu’on dirait du caoutchouc. Je regarde les fleurs fainéantes se réveiller, blancs bonnets de nymphettes. Avec le vent les feuilles mortes balayent la terrasse et ses nénuphars en émail bleu. Il y a de gros pots en grès, de jolies mosaïques et des statues de divinités bouddhistes en terre cuite. Une gigantesque fresque décore le mur qui me fait face, c’est un chat noir et blanc endormi. Je laisse le soleil inonder mon buste, avec ma poitrine plate c’est bien ça va directement raviver le cœur. Même à cinquante mètres d’une grande route et à dix minutes de l’aéroport on n’entend pas un bruit, uniquement le chant de la cascade qui dévale le mur en briquettes, l’opéra des oiseaux et le vrombissement de ces énormes libellules rouge cerise qui survolent l’eau turquoise comme des canadairs en mission sauvetage.
La douche est installée dehors dans une petite cour intérieure. Se doucher nue dans la nuit tropicale est un bonheur indescriptible. La vapeur vous enveloppe, les insectes applaudissent. De ce côté-ci de la terre la lune est épinglée à l’envers sur le ciel sombre. Son quartier s’illumine à l’horizontale, comme un sourire céleste. Ça fait tout bizarre, la première fois qu’on le remarque.
Un soir, une grenouille immobile sur le sol, à quelques mètres de la bonde d’évacuation. Ses yeux sont noirs et luisants comme des billes. Le lendemain, même heure, même grenouille. Je décide d’en faire mon amie.
Au centre du village les petites maisons de plain-pied sont toutes ouvertes sur la rue. Ni porte, ni mur pour séparer le salon du trottoir. Juste une marche, pour parer les pluies torrentielles. Le scooter est garé directement à l’intérieur. Il y a très peu de meubles, un matelas à même le sol avec quelques coussins, un téléviseur et deux ventilateurs qui tournent au ralenti. Quelques affiches ondulent sur les murs, dérangées à intervalles réguliers par le souffle d’air tiède. Le chant du chardonneret dans la cage pendue au plafond se mêle aux génériques des séries télé. Les chats au regard d’ambre sont faits prisonniers, étendus lascivement sur le carrelage au bout d’une laisse en cuir.
Sans qu’on n’ait rien demandé on nous amène avec un grand sourire un petit panier en osier. On nous explique dans un broken english que c’est un dessert typique du pays, des Kao Tom Mad. Du riz gluant au lait de coco avec une tranche de banane très sucrée, entouré d’une feuille de bananier. La femme ajoute que c’est like a snikers, but more healthy. Je ne souhaite plus manger que ça.
Les artères principales s’animent le soir. Plus on s’enfonce dans les ruelles et dans la nuit, plus il y a de scooters, de karaokés, de boutiques souvenirs, de baffles qui diffusent à plein volume les commentaires des matchs de muay thai, de chambres à l’heure et d’arrière-salles avec billards clandestins. Les masseuses massées devant les salons s’emmerdent ouvertement. Certaines se liment les ongles, d’autres font clignoter leurs yeux de faon dès qu’un touriste passe. Elles sont toutes très belles, elles m’impressionnent.
On marche sans but, un peu sonnés par la clameur sourde, les néons, les odeurs, la foule compacte et le sans-gêne des gens. Même les cuisinières des échoppes de rue n’en ont plus rien à foutre, ça se voit que la station balnéaire les a avalées puis recrachées. Des bébés somnolent sur leurs hanches pendant que de leurs mains libres elles retournent les brochettes, des patchs anticernes encore collés sur les pommettes, virgules de gel aux couleurs pastel qui leur font de grosses larmes de manga.
Et puis, au milieu de tout ce bordel, ces petits temples individuels qui surgissent comme des bijoux précieux au détour d’une rue, devant une station-service ou une grande surface, sur le parking intérieur d’un immeuble. Apparemment ils servent d’abris au génie protecteur du lieu, chargé d’éloigner les esprits malveillants. On s’amuse à les traquer, il n’y en a pas un pareil que l’autre. Leurs couleurs éclatent sous les guirlandes de fleurs safran, les bouteilles de soda ouvertes en guise d’offrande parviennent à nous faire croire à la rédemption du consumérisme ambiant. L’apocalypse environnante démultiplie leur caractère sacré ; j’aimerais bien en ramener un à la maison pour nous protéger, défaire les maléfices de mes mauvaises pensées.
Ils n’avaient ni Bloody Mary, ni Whiskey Sour au bar dans lequel on a atterri. Les Maï Tai m’écœurent alors j’ai pointé un Midori Sour sans savoir ce que c’était. On m’a apporté un cocktail vert pomme à la mousse aérienne. Cerise confite au physique plastique. Divin. En voulant me renseigner sur l’alcool qu’il renferme, Wikipédia m’apprend que c’est le cocktail favori de Kim Kardashian. Je me sens bête, je ne sais pas si j’en recommanderai.
Sur Airbnb on découvre que la propriétaire de la maison sur la photo a été designer d’intérieur. L’équilibre du décor fait sens. C’est une asiatique d’une soixantaine d’années aux cheveux courts et argentés. Elle aime bien s’arrêter quelques minutes en haut de l’escalier pour discuter avec nous, toujours droite sous ses vêtements amples et bien coupés. Je la trouve si chic avec ses petites lunettes rondes d’acheteuse d’art. Elle semble vivre seule ici, avec son homme à tout faire qui s’occupe de l’entretien du jardin et de l’accueil des locataires. Hier on a rencontré l’artiste qui a peint le chat géant. Je l’ai observé y apporter quelques retouches depuis ma chaise longue, parfaire une ombre, redresser une moustache. La propriétaire riait avec lui, ils avaient l’air d’être bons amis. D’ailleurs c’est le sien, ce chaton noir et blanc. Je l’ai vu sortir en trombe de la maison quand elle lui a ouvert la porte ce matin, avec son collier à clochette qui carillonnait. Ça rend cette fresque d’autant plus mignonne, la propriétaire encore plus adorable. J’envie sa vie simple, cette retraite paisible du monde et de l’agitation des plages de Phuket dans cette maison merveilleuse cachée dans les terres.
On n’a rien fait de cet après-midi-là si ce n’est imaginer la racheter, ce qu’on changerait puis ce qu’on garderait, qui on y inviterait ; on a planté ma mère et ma grand-mère dans le décor, à fumer autour de la piscine en ressassant les mêmes histoires ; la chienne couchée à l’ombre sous le patio et le chat que les armées de lézards rendraient fou. Le bureau que je m’y aménagerais au deuxième étage devant la grande baie vitrée, les journées ensoleillées qui s’écouleraient paisiblement et nos peaux dorées comme des sablés bretons. Je converserais avec ma grenouille domestique et marcherais toujours pieds nus sur le sol chaud, des grains de riz rond collés à la pointe de mes cheveux. De temps en temps j’apercevrais dans le ciel ces avions irréels remplis d’étrangers et dans lesquels on ne devrait plus jamais remonter.
C’est sans doute pour ça que je l’aime tant, cette photo. Elle me permet d’encapsuler ce rêve, de le conserver hors cadre mais pas hors de portée. Si je ferme les yeux je peux encore m’y abandonner, un transfert précieux tant la pluie d’ici semble vouloir à jamais nous noyer.