Les plus grands corps cachent les plus grandes failles

« Tu as appris, pour F. ? » Non, on ne m’avait pas dit. Tout de suite, j’ai su. On sait toujours ce genre de chose, ça se lit même à travers une ponctuation retenue. Après le choc et l’incompréhension, les sanglots impossibles à retenir, je suis sortie courir. Il fallait que je fasse quelque chose pour tenter de me débarrasser de cette enveloppe de tristesse humide qui me paralysait le corps, m’empêchait de travailler. J’ai dû m’arrêter, mal au plexus, à en vomir. Sous ma poitrine, l’estomac noué ; ça pesait soudainement tout le poids de l’horreur et de l’impuissance. Le cœur lourd, il parait qu’on appelle ça.

Il est tard, j’écris encore sous le coup de l’émotion et ce n’est jamais à faire, mais je ne peux pas me taire. Tu tournes en boucle dans ma tête, dès que je ferme les yeux j’entends ta voix, je revois ces moments ensemble. Cette nuit est si sombre, je te sens dans l’air, partout. À défaut de pouvoir te le dire, j’espère que les ondes s’élèveront jusqu’au ciel.

Ça devait faire sept ans que nos routes avaient brusquement pris des chemins différents, qu’on ne traînait plus ensemble. Quand l’amour s’en va l’autre emporte souvent ses amis avec lui, c’est bien dommage mais votre lien était plus fort, je n’ai pas cherché à garder le nôtre, pour moi c’était empêcher encore un peu plus les blessures de cicatriser. Pendant ces sept années, je t’ai peut-être recroisé en coup de vent sur une artère commerçante ou au concert d’un rappeur français dont tu connaissais comme d’habitude toutes les paroles par cœur. À chaque fois c’était la même joie sincère de revoir ton visage, d’échanger quelques banalités, de profiter de tes traits d’esprit et de ton indéfectible loquacité. En rentrant chez moi je me rendais compte que mine de rien tu m’avais manqué, et qu’au fond rien n’avait vraiment changé, que tu étais resté ce mec chaleureux qui m’avait tout de suite mise à l’aise, savait me faire rire — et dieu sait comme ce n’est pas facile. Puis la vie continuait. Je m’intéressais de loin à la tienne, si Facebook voulait bien faire remonter de tes nouvelles dans mon feed. Quand la maladie t’a attrapé, je t’ai envoyé du courage, des bisous, des mots gentils, sans pour autant oser trop m’impliquer. Je pensais que c’était bizarre, qu’après tout ce temps ce n’était plus vraiment ma place. J’ai encore cette note vocale que tu m’avais dictée depuis ton lit d’hôpital pour me remercier, juste avant la greffe, parce que tu n’avais plus assez de force pour taper sur ton clavier. Ta voix si grave qui sortait du téléphone, comme réduite. Un pied dans l’autre monde, déjà. Mais tu t’étais battu comme un champion et tu avais ressuscité. J’étais admirative, à ce moment-là je te pensais immortel. Soulagée, je t’avais observé de loin reprendre ta vie là où elle avait failli s’arrêter. Derrière mon écran je parcourais les lignes et les images que tu envoyais de temps en temps à la face du monde. J’ai compris un peu trop tard que tu en étais sorti, oui, mais indemne, ça non. On avait bien recousu mais c’était tout cassé de l’intérieur. Comme beaucoup je lisais tes appels à l’aide, je mettais des likes, des cœurs, et au fond de moi je savais que ce n’était pas assez. Il y a trois semaines, j’avais même songé à te faire parvenir un livre et une lettre par la poste, Un quinze aout à Paris, de Céline Curiol. Je venais de le lire et j’avais pensé que ça pourrait t’aider, te soulager, au moins un peu. Finalement j’avais trouvé l’idée stupide, déplacée, il fallait que je demande ton adresse à des visages qui étaient sortis de ma vie, puis je me disais que tu étais sûrement bien assez entouré — il y a tellement de gens qui t’aiment —, que ça n’avait aucun sens de rappliquer comme ça. Maintenant je sais que la pudeur et la peur de déranger ne devraient jamais nous empêcher de prendre soin des vivants. Jamais.

On était étudiants quand on s’est connus. Quand on s’est quittés cinq ans plus tard par la force des choses, on était encore des gosses. Je ne sais rien, rien du tout, de l’homme que tu es devenu. De ces angoisses qui, à 20 ans, se racontaient autour d’un joint dans un canapé Klippan rouge, minimisées par un sourire, tournées en dérision avec une citation de film. Évacuées d’un bruit de canette qui s’ouvre. J’imagine qu’elles ont grandi dans l’ombre, enserrant tes doutes, ton envie de plus. Si on s’entendait si bien c’est parce qu’au fond, on s’était reconnus. Les insatisfaits, les anxieux, les sensibles, ceux qui sont toujours sur la sellette, prêts à basculer s’ils n’y font pas gaffe. Les plus grands corps cachent toujours les plus grandes failles.

Évidemment on dit systématiquement les plus belles choses sur ceux qui ne sont plus là, mais ce sont des choses qu’on aurait pu te dire sans mentir, en te regardant droit dans les yeux, tes yeux si bruns sous tes cils si blancs. Les souvenirs que je garde de toi ne sentent pas encore la poussière, malgré les années. Ton éloquence qui parfois me fatiguait un peu, j’avoue, tes blagues à répétitions, ton vinyl de Stunt 101 qui craquait sur la platine, ta façon de m’appeler Narine partout tout le temps, ton petit rire cynique, ton énorme besoin d’attention, tes recherches d’approbation, tes insécurités de petit garçon qui transparaissaient parfois sous ce masque d’inépuisable bout-en-train, ton amour pour les gens, ta maladresse avec les filles, les danses sans queue ni tête au 102, ton altruisme désintéressé, les vidéos de Jaadtoly que tu matais en boucle et dont tu connaissais la moindre réplique, etc, etc. Je me souviens aussi que tu étais dans la voiture avec moi quand j’ai appris la mort de mon grand-père. On revenait de la piscine, et comme toujours tu avais eu le tact, la gentillesse, les mots. Tu lui diras bonjour de ma part, là-haut.

Je n’ose même pas imaginer la peine de tous ceux qui t’aiment, qui t’ont aimé peut-être pas comme tu l’aurais voulu, qui t’ont aimé de tout leur cœur sans que ça suffise. À côté la mienne n’a aucun poids, je la trouve carrément illégitime, mais je n’arrive pas à la garder pour moi. Toutes mes pensées vont vers tes proches, ta famille et tes amis. J’espère qu’elles formeront un tapis de plume pour amortir d’un peu de douceur cette impression de chute sans fin dans un puits sans fond depuis que la nuit t’a repris.

Certains t’en voudront un peu, et comment leur en vouloir. Moi aussi, je t’en veux. Mais une partie de moi admire la force, le courage. Il en faut tellement, tellement, pour surmonter tout seul ces nappes d’obscurité. Il t’a fallu empoigner cette peur vieille comme la terre et affronter l’angoisse du saut dans le vide, de la traversée vers l’inconnu pour t’y couler, j’espère, un peu apaisé. Ici, en bas, c’est dur. Le vent est froid, le ciel est plombé. Je ne t’y aperçois pas encore. Mais le réveillon de Noël approche, et je sais que ce jour-là, le jour de ton anniversaire, toutes les lumières ne seront allumées que pour nous signaler que tu es enfin arrivé là où tu le voulais. Au revoir mon ami.

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