On est bien peu de chose, et mon ennemie la rose

Je n’arrivais jamais à dormir la veille de la Saint-Valentin. Trop excitée, puis trop occupée à objectiver cette excitation que je savais déjà inutile. Allongée sur mon lit, je préparais mentalement mon look de pop-star tout en déroulant des scénarios inconcevables derrière mes paupières. C’était quelque chose, le 14 février, quand on avait treize, quatorze, quinze ans. Tout le monde se lançait des regards en coin, les hormones crépitaient sous les peaux encore lisses, les petits papiers pliés en huit voyageaient sous les bureaux. Dans les couloirs de l’école, les voix des garçons escaladaient très haut dans les aigus pour aller s’écrouler dans des graves un peu étranges. Des grappes de filles gloussaient derrière leur gloss comestible aux fruits rouges, celui qui était supposé donner envie d’embrasser et que j’appliquais toutes les dix minutes comme une hypoglycémique en pleine crise. Les plus audacieuses s’étaient même risquées à s’asperger discrètement du parfum de maman. Un pschitt derrière l’oreille, un autre au creux du poignet. Le magazine Girls ! disait que ça les rendrait fous. C’était la journée à ne pas manquer, celle qui pouvait changer le cours de ces vies qu’on trouvait si vides, nous les assoiffés de love.

Dans notre école comme dans d’autres, c’était le jour des roses. Pour la modique somme de 2 €, on avait la possibilité de faire parvenir une rose enrobée de papier cristal transparent à l’être chéri en public ou adoré en secret. On y agrafait un petit papier photocopié à compléter lors de l’achat.

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Le plus chouette dans toute cette histoire, c’était bien entendu de garder l’anonymat, voire d’envoyer des fakes à celles et ceux qu’on pensait dignes de notre cruauté adolescente. Il y avait des roses rouges, celles de l’amour, puis des blanches, preuve d’amitié. Les bénéfices des ventes allaient directement dans la caisse des dernières années pour financer leur voyage de fin d’études. Tous les ans, c’était le même cinéma. Par-dessus les vitres de la salle de classe, on les voyait arriver de loin. Les grands et leur seau de roses en plastique vert. Avant même qu’ils ne toquent à la porte, ça se tortillait sur les chaises en bois, ça étouffait des cris d’excitation, ça sortait son miroir de poche pour rectifier la couche de gloss. Le prof savait d’avance qu’il n’y avait plus rien à faire ; l’attention était perdue. Moi, j’avais l’estomac noué. Pris en étau entre l’espoir, la déception anticipée et la gêne de devoir traverser la pièce si mon nom était cité — la distribution se faisait devant toute la classe dans un silence religieux, une rose à la fois. Un vrai processus de positionnement sur l’échelle sociale, et, le cas échéant, sur le marché de la bonne meuf. J’écoutais, tendue, les grands égrainer la liste de celles et ceux qui allaient devoir se lever pour récupérer leurs fleurs. Chanson qu’on connaissait déjà tous par cœur. Une avalanche de prénoms en « a ». Deborah Laetitia Jessica Ornella Vanessa Laura Mélissa. Des filles populaires qui ressemblaient déjà à des petites femmes, créoles gigantesques, pantalons taille basse, piercing au nombril, sac baguette et bottes pointues à talons bobines. Le fameux look Y2K que les gamines s’arrachent à nouveau sur depop. Leurs cheveux lissés, leur acné camouflée et leurs poitrines push-uppées me fascinaient tout autant que les troupes de garçons qui essaimaient constamment dans leur sillage. Après une dizaine d’aller-retour entre les sacs eastpak avachis au pied des bancs, certaines faisaient semblant d’être gênées, tandis que d’autres montaient et descendaient l’estrade avec la même détermination que des championnes olympiques. Déesses de la cour de récré, consacrées lauréates de l’amour à sens unique. À la fin de la journée, elles arboraient un bouquet complet, le visage rayonnant dépassant de cet amas d’épines et de boutons rouges, fières cette année encore d’avoir assis leur statut de reines des cœurs. Je les observais de loin à la sortie des cours, envieuse. Je me demande encore souvent ce que sont devenues toutes ces filles, où elles en sont dans leurs vies. Si elles se souviennent avec nostalgie de ces moments de gloire sous le préau. À quel point ces séances de validation publique ont changé leur vision d’elle-même, à quel point ça les a rassurées sur leur valeur, d’être couvertes de fleurs. Si ça a aidé, au fond.

De mon côté je n’ai jamais eu d’admirateur secret, si je me souviens bien. Ce n’est pas faute d’en avoir rêvé. De l’amoureux transi, du prétendant mystère. Je passais des après-midis entiers devant MCM à décrypter les bandeaux qui défilaient sous les clips, ceux avec des dédicaces anonymes envoyées depuis un Nokia 3310 pour 1 € et des poussières*. J’épluchais tous les jours la rubrique Kiss & Ride dans le journal Metro. Je vérifiais la boîte aux lettres dès que je passais la porte d’entrée. Mais aucune ligne pour faire sursauter mon cœur, aucun code secret pour déverrouiller l’ardeur.

Oh, je ne repartais pourtant jamais les mains vides, ces 14 février. Je recevais des roses blanches de mes copines, qu’on s’envoyait mutuellement afin d’éviter les regards dégoulinants de pitié qu’on lançait aux rejetés, aux mal-aimés. Une fois arrivée à la maison, je les disposais dans un vase et je déposais une cartouche d’encre percée au fond de l’eau. C’est mon père qui m’avait appris. Le lendemain matin, elles étaient devenues bleues, violettes. Jamais rouges, bien sûr. Quelques jours plus tard, je pouvais les envoyer à la poubelle.

Je me souviens qu’une année, pris de culpabilité ou dévorés d’une envie saugrenue de justice amoureuse, les grands avaient décidé d’instaurer la « rose de la solidarité » (sic). Un système pompé sur les collectes des banques alimentaires à sortie des supermarchés. En achetant votre rose, vous pouviez donner un peu plus que la somme convenue. Avec ça, ils offraient une rose à celles et ceux qui n’en auraient pas reçu en temps normal. Comme ça, tout le monde était mis sur un pied d’égalité, aucun laissé pour compte, qu’ils disaient. Imaginez, à treize, quatorze, quinze ans, être appelé devant le tableau noir, recevoir une rose que vous espériez peut-être encore déclaration enflammée, vous rasseoir à votre place et découvrir avec horreur que la petite carte agrafée était signée au nom de l’ensemble de l’école. Un truc hyper impersonnel, faussement encourageant, genre allez, un jour ça t’arrivera à toi aussi. Un jour on t’aimera, tu verras. Mais pas cette fois. Quelle était l’ampleur de l’humiliation et de la haine de soi  ? Merde, c’était vraiment pas obligé. Je ne pense d’ailleurs pas qu’ils ont réitéré le principe l’année suivante.

Je ne sais plus si c’était par soucis logistique, calcul financier ou pure gourmandise, mais quand ça a finalement été notre tour d’organiser la Saint-Valentin, on avait remplacé les roses par des petits paquets de bonbons en forme de cœur. Fini les fleurs. J’imagine qu’on avait tous été traumatisés, d’une manière ou d’une autre. Aujourd’hui, je ne traine plus à la sortie des écoles. J’ignore si ça se fait encore, ce système de médailles à pétales. Je sais juste que si je n’aime pas trop les roses, c’est parce qu’elles font remonter, au fond, un peu de toutes ces choses.

*1 € TTC par message + prix du SMS selon les tarifs en vigueur de l’opérateur de téléphonie mobile.

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